Gabier : un membre incontournable des voiliers historiques

Imaginez : le vent siffle dans les cordages, le pont tangue sous vos pieds, et là-haut, à 30 mètres de hauteur, une silhouette se déplace avec agilité entre les vergues. Ce n’est pas un cascadeur, mais un gabier, ce marin dont les mains calleuses et le courage ont écrit l’histoire des grands voiliers. Qui sont ces hommes et ces femmes qui défient le vide pour dompter les voiles, et pourquoi leur rôle reste-t-il si précieux aujourd’hui ?

Le gabier, funambule des mers

Le mot « gabier » vient du provençal gabio, qui désignait la hune, ce nid de pie perché en haut des mâts. Dès le XVIIᵉ siècle, ces marins étaient les rois de l’acrobatie navale. Jean-Baptiste, un gabier breton du Soleil Royal, écrivait dans son journal en 1692 : « Grimper par gros temps, c’est danser avec le diable. Un faux pas, et la mer vous engloutit comme un fétu. » Leur mission ? Ajuster les voiles au millimètre pour capter le vent, réparer les haubans endommagés par les tempêtes, ou guetter l’horizon depuis la vigie.

Sur la Santa María de Christophe Colomb comme sur l’Hermione de La Fayette, chaque manœuvre était une chorégraphie périlleuse. « Un bon gabier connaît le gréement mieux que son propre corps », raconte Pierre, un ancien de la goélette Belle Poule. Les doigts noueux des gabiers savaient tisser des nœuds marins en quelques secondes – un savoir transmis de génération en génération, souvent dans le froid mordant de l’Atlantique.

Un métier où la mort rôdait dans les cordages

Être gabier, c’était risquer sa vie à chaque ascension. En 1780, lors d’une traversée vers les Antilles, le gabier Mathieu Le Goff chuta du grand mât de l’Étoile du Roy. Son corps ne fut jamais retrouvé. Les registres de la marine regorgent de ces drames silencieux. Pourtant, malgré la peur, les gabiers montaient. « On serrait les dents, on crachait sur ses mains gelées, et on grimpait », confie un vétéran des Voiles de Saint-Malo lors d’un entretien en 2015.

Les tempêtes transformaient les mâts en véritables enfers : les vergues glissaient sous la pluie, les voiles claquaient comme des fouets. Et pourtant, il fallait hisser la grand-voile au plus vite pour éviter le naufrage. Ce courage absurde, presque poétique, fait encore frémir les visiteurs de la frégate Hermione, où des gabiers modernes rejouent ces scènes avec une précision historique troublante.

L’Hermione, ou comment des passionnés font revivre les gabiers

En 1997, une poignée de rêveurs décide de reconstruire l’Hermione, la frégate qui emmena La Fayette en Amérique. Parmi eux, des charpentiers, des historiens… et des gabiers. Marc, 42 ans, menuisier de métier, se souvient : « La première fois que j’ai grimpé à 25 mètres, les jambes tremblaient. Mais quand on hisse ensemble la voile latine, on sent le poids de l’Histoire. »

Aujourd’hui, sur ce navire-musée, des bénévoles en tenue d’époque enseignent aux visiteurs l’art des nœuds marins. Leur secret ? « On utilise les mêmes techniques qu’au XVIIIᵉ siècle : pas de harnais, juste de la confiance en ses coéquipiers », explique Louise, ancienne prof devenue gabière.

Ces voiliers qui racontent nos racines

Les gabiers ne sont rien sans leurs navires. La Recouvrance à Brest, le Belem à Nantes… Ces géants de bois sont des machines à remonter le temps. À leur bord, on devine encore l’odeur du goudron chaud, le cri des mouettes mêlé aux ordres du capitaine.

En 2022, le trois-mâts Étoile Polaire a traversé l’Atlantique avec un équipage de gabiers novices. Parmi eux, Clara, 28 ans : « La nuit, quand on répare les voiles à la lueur des lanternes, on comprend pourquoi ces hommes risquaient tout pour la mer. »

Et vous, prêt à empoigner les cordages ?

Le métier de gabier n’a pas disparu – il s’est transformé. Dans les festivals maritimes comme Brest 2024 ou Armada de Rouen, des stages initient le public aux manœuvres d’antan. « Après trois jours à jouer les gabiers, on ne regarde plus la mer pareil », rigole Julien, un participant.

Alors, la prochaine fois que vous verrez un voilier historique, levez les yeux. Peut-être apercevrez-vous, là-haut, un gabier en train de défier le vent. Comme un hommage à ceux qui, jadis, ont fait de l’océan leur royaume.